jeudi 30 juillet 2015

Angélique Ionatos racontée par Nancy Huston



Angélique Ionatos

À l'instar de Nancy Huston, j'ai vécu un moment hors norme, de ceux qu'on aime qualifier de magiques ou de sacrés.  Jacques et moi cherchions dans les centaines de musique offertes par la grande Librairie celle qui déclencherait en nous le coup de coeur irrésistible. Et Angélique Ionatos nous a trouvés.  Le libraire a mis le c.d. en marche et un ancien luth crée à  Babylone, le oud, nous arnaquait l'âme  avec un rythme incantatoire envoûtant. Il nous préparait au miracle, la voix sublime de Ionatos.

Jacques a ouvert grand ses bras et s'est mis à danser dans l'allée de la Librairie. Sourire à peine esquissé, le regard ailleurs, il était devenu musique et pas de danse. La vie haussait ses vibrations et profondément émue et attentive, je le regardais. Il était magnifique. Moment d'état de grâce.... Jacques n'est plus, mais la voix d'Angélique Ionatos continue de faire danser cet homme heureux dans mon coeur.

Nancy:
Sévérine, Annie et moi sommes allées écouter Angélique Ionatos au Théâtre Molière. Concert inoubliable! Cette femme petite, immense, brune, bouclée... a chanté seule, une heure et demie durant, des textes de poètes grecs, accompagnée des musiques de Théodorakis jouées à la guitare. Pourquoi la Grèce réelle et réinventée de cette chanteuse nous a-t-elle fait monter les larmes aux yeux, pourquoi l'avons-nous ressentie si fortement, comment se fait-il qu'une telle émotion, passant par Sappho, Théodorakis et les cordes vocales de Ionatos nous a ce point chavirées? Je sais que ce soir-là, après avoir entendu chanter Angélique Ionatos, ça a été le paradis... 

Il neigeait. Il faisait nuit noire sur Paris et de gros flocons de neige tombaient en flottant autour de nous, transfigurant en féérie silencieuse le plateau de Beaugourg et en magie absolue le souvenir de cette musique qu'on venait d'entendre. On marchait bras dessus, bras dessous, encore habitées et transportées par les paroles d'une Grecque morte chantée par une Grecque vivante. Cet instant dure encore en moi, alors qu'Annie elle-même est morte. Immuable souvenir. Cette émotion grecque ne prendra jamais fin dans ma vie car c'était une perfection.




J'aime d'amour ce disque. Et c'est pour pour ce souvenir heureux que j'aime tellement ce texte de Nancy Huston

mercredi 29 juillet 2015

Essai sur l'origine de la violence (Annie Leclerc/Nancy Huston)



Nancy Louise Huston est née  en 1953 en Alberta. C'est une écrivaine franco-canadienne de réputation internationale. Elle est une grande militante des droits des femmes. Elle est officiellement la compagne du peintre Guy Oberson. J'aime profondément ces deux femmes porteuse de lumière.

Passions d'Annie Leclerc, livre-hommage de Nancy Huston.

Annie;
Les pères bourreaux, les bêtes sanguinaires et hideuses furent peut-être des enfants doux et sensibles qui soudain, sauvagement, se souviennent. La souffrance de l'enfant les horrifie tant, les mord d'une si terrible façon que c'est à lui qu'ils s'en prennent, hâtant la mort dont ils n'ont fait qu'entrevoir le plus intolérable visage. Il arrive que la pitié sombre et défaille dans le meurtre.

Nancy:
Cette "chose qui effraie la pensée", l'intuition que le meurtre serait une manifestation dévoyée de la pitié, est bien difficile à admettre. C'est qu'en ce début du XXIe siècle, le monde ne semble guère disposé à l'approfondir. Elle, elle voit de quelle manière l'humiliation se mue chez les petits en sadisme, et l'impuissance en rage. On porte la honte du péché de l'autre.

Annie Leclerc s'applique à faire parler ceux qui n'ont jamais eu accès à la parole: les Gilgamesh ratés, les guerriers sans épopée (partout dans le monde les détenus sont des hommes à 95%), ceux qui ont trouvé pour se faire admirer non la geste héroïque mais le geste brutal et destructeur. En quinze ans de rencontres avec des centaines de prisonniers, Annie disait n'en avoir jamais rencontré un seul qui ait vécu normalement avec son père. Le père était: ou absent, ou très violent, ou les deux en alternance. Et ces hommes détenus en étaient restés... sans voix.

Peu à peu Annie comprend que ce qui la sépare le plus des hommes, ce n'est pas la prison, c'est l'enfance. Annie avait eu une bonne enfance, et eux une mauvaise. Tout est là... Pourquoi ne dénonce-t-on pas ce mal? À cause de la peur. 

Annie:
Non pas la peur de quelque chose de précis, mais la peur tout court, qui vous coupait les jambes, vous paralysait, vous asséchait la bouche, vous forçait à détourner les yeux, comme si on ne voyait rien. C'est la honte de l'autre, pour l'autre, à cause de l'autre. Honte dans laquelle on est pris jusqu'à la défaillance. Mais pourquoi?

Parce que l'enfant est dans l'adulte, vit dans l'adulte. Enfant et adulte tiraillé entre celui qui a peur et celui qui fait peur, celui qui subit et celui qui impose, celui qui endure et celui qui se venge. Il faut écouter Hitler, dans cette scène du film "La chute" racontant sa décision de s'acharner impitoyablement contre ses propres faiblesses.

Nancy
Les prisonniers ont appris à Annie une vérité que préfèrent ignorer les hommes politiques, surtout ceux qui prétendent résoudre les problèmes en faisant construire encore et toujours, de nouvelles prisons: LA PUNITION NE SUIT PAS LE CRIME ELLE LE PRÉCÈDE. On deviendrait criminel parce qu'on a été puni? Comment pourrait-il en être autrement? Ce serait par hasard que les prisons regorgent d'orphelins, d'anciens enfants battus ou abandonnés, de pauvres, d'illettrés, de laissés-pour-compte? Que fait la punition? 

Annie
Blessure indélébile... elle fait découvrir à l'enfant la misère de l'adulte, ce qui est un chagrin dont nul ne pourra jamais se remettre tout à fait... Pas même la pauvre revanche qu'il prendra adulte à punir à son tour ne suffira à le consoler.


mardi 28 juillet 2015

Annie Leclerc et Nancy Huston, deux femmes de grande qualité



Annie Leclerc (1940-2006)

Je  lis Passions d'Annie Leclerc. Ce livre écrit par Nancy Huston, romancière canadienne, est un hommage à son amie décédée un an auparavant: Annie Leclerc, philosophe, écrivaine et féministe. Dans les années 70, j'ai lu avec passion les livres de cette femme bouleversante de sincérité et d'authenticité. Elle a eu une grande influence dans ma vie de femme et de mère. Comme le dit Nancy, "Je l'ai laissée se marier à mes neurones".  Avec ce si beau livre , je la retrouve à nouveau et c'est avec une délicate jubilation que je me joins à elle et aux  milliers de femmes qui aiment  encore Annie Leclerc d'amour.

Nancy:
Gilgamesh , le plus ancien héros, le plus ardent, le plus intrépide, celui qui alla jusqu'à braver la mort, disait: "Je vis pour émerveiller ma mère lorsqu'elle me tenait sur ses genoux".

Cette phrase de Gilgamesh, prélevée dans l'une des plus anciennes épopées humaines (XVIII siècles avant notre ère) est comme un drapeau rouge dans l'oeuvre d'Annie Leclerc. Elle dit, cette phrase, le rêve de gloire des hommes. Elle dit leur besoin d'exploits, d'héroïsme, de preuves viriles; en un mot elle dit que l'on ne naît pas homme, mais qu'on le devient et que dans cette histoire de sexe, d'oppression, l'aliénation n'est pas forcément là où l'on croit.

Annie:
À mes yeux, ce n'est pas du côté des femmes mais des hommes que régnait l'aliénation la plus grande. C'étaient eux qui avaient le plus oublié ce que c'était de vivre, penser, aimer, être ensemble. C'étaient eux d'abord qui adoraient les faux dieux de la possession et de la domination. Pas nous qui savions encore qu'il n'y a pas de plus grande jouissance que de donner à jouir et de recevoir celle de celui qui donne à jouir.