jeudi 17 avril 2014

Françoise Giroud et Jean-Jacques Servan Schreiber


Françoise Giroud et Jean-Jacques Schreiber

Françoise écrit: Je pouvais être une femme heureuse à cette époque de ma vie, je le fus. Chaque jour, une nouvelle porte s'ouvrait que je franchissais et j'aimais  aider les autres à la franchir aussi. Je voulais un journal composé en une seule race de caractères typographiques, la plus jolie, celle que l'on nomme Bodoni. Je peux saisir une situation à peine amorcée, je ne sais pas la créer. La semence doit venir d'ailleurs. J'ai saisi ce qu'avait engendré Jean-Jacques Servan-Schreiber. L'Express est né. Quand j'ai attaqué L'Express, j'étais, à moi seule, une armée qui se déployait, drapeau claquant au vent de la foi. C'est un combat où j'étais  mon propre adversaire. Schreiber était pur, et il avait la force des purs. Il était aussi plus sage, méfiant et bon navigateur qu'il n'y paraissait sous sa jeune insolence.

François Mauriac devint collaborateur régulier du Journal. Le contact entre nous fut difficile. Impitoyable avec tous, il l'était encore plus avec les femmes qu'il haïssait avec vigilance. L'oeil était noir, perçant, il voyait tout et tout d'abord ce qui n'allait pas. L'oreille fine comme prolongée d'une antenne, il entendait tout y compris ce que l'on ne disait pas.  Avec ce grand homme ombrageux et féroce, j'eus bien de la peine à dépasser ce stade de déférence formelle. "Je n'aime pas les blondes. Parfois, elles sont jolies mais seules les brunes sont des personnes"  m'a-t-il dit , un jour.


Jean-Jacques, Mauriac et Françoise

Quand il revint d'Algérie, sept mois plus tard, Jean-Jacques Schreiber était un autre homme, à la fois irascible, délabré en quelque mystérieuse région de lui-même. Il ne savait même plus sourire. Il ne sautait plus les murs du jardin, il entrait par la porte comme tout le monde. Nous étions frères d'armes pour le meilleur et pour le pire. Je pouvais peu: assurer la continuité de son  journal et l'aider à se délivrer un peu d'Algérie en le poussant à écrire un livre sur ce qu'il avait vécu là-bas. Il écrit  Lieutenant en Algérie: "Pour vous Françoise, ce récit qui doit tout à votre courage, à votre lucidité, à votre tendresse, Jean-Jacques, mai 57."

J'ai quitté Jean-Jacques. Il voulait se détacher de moi, non que je me détache de lui. On ne prive pas ce que l'on aime de la moitié du monde, c'est-à dire toutes les autres femmes. Cette fois-ci, réussira-t-il son mariage? Sabine Fouquières qu'il épousera sera la mère de ses quatre enfants.

Le soir du mariage, une fois dépassée la sale réaction à la douleur, il m'a plu de trouver intacte cette perle dans mon coeur: l'amour à l'état pur, celui qui permet d'aimer un autre plus que soi et à le vouloir heureux, fut-ce contre moi. Une toute petite perle parmi beaucoup de boue. Mais enfin, elle brillait et je remercie Jean-Jacques d'avoir déposé en moi cette invisible richesse. Je ne sais pas si les perles meurent si personne ne s'en pare.

Je lis Une femme libre, Françoise Giroud







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