mardi 14 mars 2017

"Un accident de l'âme..."


Maurice Druon, fils de Lazare Kessel et
l'auteur de la série mythique Les rois maudits
Extrait de ses Mémoires: L'aurore vient du fond du ciel , chapitre Vll

"Ma faiblesse en mathématique m'obligea à prendre des leçons particulières. Celui qui me les donna était un jeune Russe émigré, fort intelligent et doué, il se plaisait à bavarder après les cours.
Voilà qu'un soir, il se mit à parler des Kessel, avec lesquels sa famille était liée d'une amitié d'exil, mais sans rien savoir de mes propres liens avec eux. Il parlait de la jeunesse de Jef, du docteur Kessel, lorsque soudain j'entendis:" Quand leur second fils Lazare, s'est suicidé..."

Ce fut comme si la foudre m'était tombée dans l'âme. Suicidé!

Ma mère me parlait de loin en loin de celui qui m'avait engendré, et qui demeurait son grand amour sublimé; mais elle avait continué d'entretenir, depuis ma tendre enfance, cette fiction de la grippe espagnole qui l'avait enlevé. Il était mort de maladie...

La fiction venait de se déchirer. Je ne dis rien à mon répétiteur; je ne m'écriai pas: "Mais je suis l'enfant de ce mort!" je ne dis rien non plus en rentrant chez moi. Je me tus, et enfermai cette révélation au plus profond de mon être. Elle y fit des ravages. Sans arrêt ma pensée y revenait. "Il s'est suicidé. Pourquoi?... Je suis le fils d'un homme qui s'est donné la mort."

Il ne faut jamais dissimuler aux enfants les événements de cette nature, qui touchent à la racine de leur vie. Il ne faut pas cacher aux enfants abandonnés qu'ils l'ont été, aux enfants adoptés qu'ils l'ont été, ni aux fils de suicidés le drame qui les a privés de leur père. Il faut les leur apprendre assez tôt, doucement, pour que la vérité entre en eux et s'installe, pour que s'opère une sorte d'accoutumance à une tragédie originelle. Sinon vient toujours la circonstance fortuite où le voile se déchire et la vérité se découvre. Apprendre brusquement, dans le temps de l'adolescence, âge où l'âme est fragile, que l'on descend d'un homme qui s'est tiré une balle dans le coeur n'est pas sans provoquer des troubles profonds. Et le couvercle de silence que je m'imposai n'arrangea rien.

Que de questions posées, obsédantes! Pourquoi, alors qu'il commençait de connaître la gloire, s'était-il supprimé? Avais-je, de par mon existence, une part dans sa décision? Avais-je été une responsabilité trop lourde pour qu'il la pût supporter? Et quel avait été le rôle, vis-à-vis de lui, de ma mère, que je regardais soudain d'un oeil différent? Il n'avait, lors de son geste définitif, que trois années de plus que l'âge auquel j'atteignais à présent. Avais-je le droit de vivre plus longtemps  qu'il n'avait vécu lui-même? N'y avait-il pas une  hérédité du suicide?

J'allais pendant de longs mois souffrir de ces accès d'hyperémotivité anxieuse. J'étais atteint en même temps d'une sorte de hantise du suicide, comme si j'avais eu à lutter contre une force qui allait me jeter par les fenêtres, dont je devais m'écarter, ou sous les roues des voitures, ou me faire saisir un couteau pour me poignarder. C'est la guerre qui me guérirait de cette obsession."

Je sais que  que  dès qu'une question est posée, la réponse se met en route. Je sais aussi qu'un texte écrit intuitivement au bon moment peut devenir une réponse existentielle pour quelqu'un. Je  laisse aller ce texte...

Aucun commentaire: