Marc-Aurèle Fortin ( 1888-1970)
Il n'aura eu toute sa vie d'autre ambition que de devenir un peintre, un grand peintre. Il dira: "J'ai fait voeu de faire des chefs d'oeuvre". Ni l'alcool ni les histoires d'amour ni la paresse ne le détourneront de sa passion. Avec sa tenue vestimentaire défraîchie voire négligée, ne vivant exclusivement qu'en chambre, il projettera l'image du peintre maudit. C'est au sens de la privation qu'il associera sa vocation de peintre.
Ses grands arbres surgissent dans
l'histoire de la peinture comme si jamais aucun peintre avant lui n'avait
regardé un arbre et réussi à le rendre frémissant dans toute sa frondaison
accompagné d'étonnants effets de nuages.
Ormes
Maison rouge en hiver
Et des aquarelles remarquables
Il expose régulièrement et certaines galeries présentent ses oeuvres en permanence. Il adopte la bicyclette et parcourt ainsi de nombreuses régions. À l'automne 1944, il a la surprise de recevoir une demande en mariage, de la part de sa logeuse. Sa mère étant décédée, elle se retrouve seule avec son chambreur, s'il refuse, elle sera suspectée de concubinage. Il accepte. Ce mariage ne sera pas consommé. L'entente du couple durera quatre ans. La mère de Fortin meurt à son tour à 92 ans; il reçoit sa part d'héritage et il part seul pour la Gaspésie, espérant que les bains d'eau salée guériront ses blessures aux jambes. Il souffre d'un diabète sévère depuis sa jeunesse. Mais l'infection ne cesse d'empirer. Il songe à employer quelqu'un pour l'aider à l'entretien et voir à ses affaires. C'est alors que le destin frappe à sa porte en la personne d'Albert Archambault.
Ce jeune homme de 25 ans, père de deux enfants est camionneur et vendeur. Fortin, dont la santé continuait à se dégrader voit en ce vendeur itinérant l'homme providentiel pour lui servir d'aide. Cette même année, il lui achète une automobile afin qu'il le conduise à New-York, mais le mal a tant progressé que ce voyage ne se fera pas. Maintenant, Archambault sait que Marc-Aurèle a de l'argent. Le 24 février 1955, le peintre se fait amputer la jambe gauche. La veille de l'opération, n'ayant personne d'autre à qui s'en remettre, Fortin signe devant notaire un acte de procuration au nom d'Albert Archambault faisant de celui-ci son fondé de pouvoir pour toutes ses affaires sans exception. À partir de ce moment, cet homme sera l'orchestrateur du drame que va devenir la vie de Marc-Aurèle Fortin pour les dix prochaines années.
Usant de béquilles, il apprend à se déplacer et à s'installer devant son chevalet. Quatre années plus tard, c'est l'amputation de l'autre jambe. Il n'habite plus sa vieille maison de pierre, il en a été exproprié au moment où l'on construisait l'autoroute des Laurentides. Archambault qui a la manie de l'alccol et est toujours criblé de dettes a pris, dès le début, l'habitude de vendre à des prix dérisoires des tableaux de Fortin à son insu. Lors des transports et de l'entreposage des oeuvres qui remplissent la vieille maison de pierres qu'on va démolir, Archambault qui ne veut pas s'embarrasser de ce fardeau, prend l'initiative de vider les lieux. Il charge un ou deux voyages de camion et va déposer le tout au dépotoir. Après quoi, il y met le feu. Impotent, à la merci de cet homme, Fortin voit son oeuvre partir en fumée. S'il récrimine, Archambault menace de ne plus s'en occuper. Pendant ce temps, à même les économies de Marc-Aurèle, Archambault se construit une nouvelle maison. Le peintre aura sa chambre à l'étage. Les réserves de tableaux s'épuisant, il pousse le peintre à donner des leçons de dessin à son fils de seize ans. Celui-ci s'emploiera à copier la manière de l'artiste. Ainsi de faux tableaux signés Fortin seront vendus par Archambault à des collectionneurs.
En 1964, la Galerie nationale du canada présente à Ottawa une exposition rétrospective de Marc-Aurèle Fortin qui circulera partout au Canada. Voilà le nom de l'artiste propulsé à l'avant-scène de l'activité culturelle. On s'interroge sur la situation de l'artiste que l'on sait toujours vivant, mais au sujet duquel des rumeurs courent de plus en plus. En cette année 64, les demandes de visites se font de plus en plus nombreuses mais Archambault refuse à tous l'accès au peintre.
À l'automne 66, le scandale éclate. Deux journalistes réussissent à franchir la porte d'Archambault en son absence. Ils interviewent et photographient Fortin, et le reportage paraît à la une du journal La Patrie. "Ce que je viens de voir est atroce!" lance d'emblée Louis-Martin Tard. Et de décrire l'état abject dans lequel croupi le grand peintre, vieil homme de 78 ans au crâne rasé, vêtu d'une robe de chambre ouverte sur ce demi-corps devenu le sien. Tête de bagnard, barbe de plusieurs jours, l'oeil gauche à demi-fermé, presque aveugle, il gît dans des draps gris d'une saleté repoussante. René Buisson, collectionneur, fait 400 milles en auto pour sortir Fortin de cet enfer.
Les trois dernières années de sa vie se passeront dans la dignité, au sanatorium de Macamic, en Abitibi.
En 67, Archambault est assigné à comparaître au Palais de justice de Montréal, sous l'accusation d'avoir vendu des faux-tableaux de M.-A. Fortin. Il est condamné à un an de prison.
Extraits du livre Marc-Aurèle Fortin, L'Expérience de la couleur
J'ai suivi passionnément les péripéties du scandale Marc-Aurèle Fortin. À sa mort, je me suis rendue au salon funéraire à Sainte-Rose où il était exposé. J'étais tout à fait seule. Une dame dans l'anti-chambre n'a pas bougé. Seule avec le grand peintre que j'aimais tant... Je me suis agenouillée, je l'ai honoré. J'étais émue et priante. Plus de quarante ans plus tard, je trouve encore que son histoire de vie est déchirante.