lundi 27 mai 2013

Jan Karsky, le "Juste"



Jan Karsky


Jan Karsky est Polonais et en 1942, la Pologne est dévastée par les nazis et les Soviétiques. Il s'engage dans la Résistance. Il rencontre deux hommes qui le font entrer clandestinement dans le ghetto afin qu'il dise aux Alliés ce qu'il a vu, et qu'il les prévienne que les Juifs d'Europe sont en train de se faire exterminer. Le traumatisme est puissant et indélébile. Jan Karsky traverse l'Europe en guerre, alerte les Anglais, il rencontre le président Roosevelt en Amérique... en vain.

«Combien de fois ai-je dit qu'en Europe les Allemands exterminaient les Juifs? En 1942, c'était une parole brûlante. En 1943, une parole désespérée, en 1944, c'était juste une parole ridicule. En 1945, la guerre était finie. Ce que j'avais essayé de faire entendre s'étalait à présent dans les journaux. On comptait les cadavres. J'étais plein de rage. Bien sûr les nazis étaient défaits, Hitler s'était suicidé, mais la barbarie n'était pas vaincue;  Staline recyclait les camps et y emprisonnait des opposants politiques, et parmi eux des milliers de Polonais.

Ce jour-là, j'ai vu pour la première fois Le Cavalier polonais de Rembrandt. J'ai tout de suite aimé ce tableau. À tous les instants décisifs de ma vie, je suis retourné voir Le cavalier polonais. À chaque fois, il m'a fait du bien. Ce jour de mai 1945, le monde se célébrait lui-même alors que la Pologne devenait le nom propre de l'anéantissement, parce que c'est en Pologne qu'a eu lieu l'extermination des Juifs d'Europe. En choisissant ce territoire pour accomplir l'extermination, les nazis ont aussi exterminé la Pologne. L'horreur de l'extermination rejaillit sur elle. Et même si les Polonais ont été victimes des nazis, et victimes des staliniens, le monde verra toujours  dans la Pologne le lieu du crime. C'est pourquoi, face au Cavalier polonais, j'ai pris la décision de rester en Amérique. 



Le Cavalier polonais de Rembrandt

Il y a eu Hiroshima et Nagasaki, la continuation de la barbarie; il y a eu le Procès de Nuremberg, c'est à dire le maquillage de la responsabilité des Alliés; ils avaient besoin de ce procès pour se blanchir. Bien sûr que les nazis sont les coupables, c'est eux qui ont déporté des milliers de Juifs, qui les ont affamés, battus, violés, torturés, gazés, brûlés. Mais  la culpabilité  des  nazis n'innocente pas l'Amérique. La même année, à quelques mois d'intervalle, il y a eu d'une part le bombardement d'Hiroshima, et d'autre part le procès de Nuremberg, sans que personne ne voit la moindre contradiction. 1945, l'année où l'on a falsifié le plus grand crime jamais commis, où l'on a osé mentir sur les responsabilités. Prétendre que l'extermination des Juifs est un crime contre l'humanité, c'est épargner une partie de l'humanité, c'est la laisser naïvement en dehors de ce crime. Or l'humanité tout entière est en cause dans l'extermination des Juifs d'Europe. L'extermination est un crime par l'humanité. 

Je ne parvenais pas à oublier, j'ai commencé à vivre dans le silence.

Est-ce que Dieu est mort à Auschwitz? Il n'a jamais existé de pire abandon que celui des Juifs d'Europe. Non seulement les Juifs ont été abandonnés par les hommes, mais ils ont été abandonnés par Dieu. Ils ont été abandonnés par l'abandon lui-même. Si je suis resté tant d'années silencieux, ce n'est pas seulement que ma parole avait échoué à transmettre le message, ni même parce qu'il n'avait pas réussi à stopper l'extermination, c'est que je faisais mon deuil. Il m'arrivait souvent de penser à une phrase mystérieuse de Kafka: "Loin, loin de toi, se déroule l'histoire mondiale, l'histoire mondiale de ton âme."

Pour désigner l'extermination, le cinéaste Claude Lanzmann utilise le mot -Shoah- qui signifie l'anéantissement. Il le trouvait plus juste que celui d' "holocauste" que les Américains continuent d'employer. Je lui donnai raison: le mot "holocauste" véhicule une idée de sacrifice, comme si les Juifs avaient été punis. Mais les Juifs n'ont pas été punis, ils ont été sacrifiés, ils ont été exterminés. Le film "Shoah" de Claude Lanzmann raconte cet enfer. J'ai accepté de témoigner. Reprendre la parole serait une manière de rendre hommage aux Juifs d'Europe».

Je lis Jan Karsky écrit par un écrivain exceptionnel que je découvre et que j'aime, Yannick Haenel. Je suis en train de lire Le sens du calme du même auteur, un livre merveilleux.

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