Jan Karsky
Jan Karsky arrive à New York. Il multiplie aussitôt les conférences, les entretiens. Il rencontre de nombreuses personnalités. On lui annonce que le président des États-Unis, Franklin D. Roosevelt désire l'entendre personnellement. La rencontre a lieu à la Maison-Blanche, le 28 juillet 1943, elle dure un peu plus d'une heure.
On a laissé faire l'extermination des Juifs, Personne n'a essayé de l'arrêter. Personne n'a voulu essayer. Roosevelt lui-même s'étonnait devant moi, et son étonnement n'était que mensonge. Tous jouaient l'ignorance, parce que l'ignorance leur était profitable. Mais les services secrets avaient fait leur travail, on savait. Les Anglais étaient renseignés, les Américains étaient renseignés. C'est en connaissance de cause qu'ils n'ont pas cherché à arrêter l'extermination des Juifs. Si l'extermination a pu avoir lieu si facilement, c'est parce que les Alliés ont fait comme s'ils ne savaient pas. En sortant de mon entretien avec Roosevelt, j'avais compris que tout était perdu. Les Juifs d'Europe mouraient exterminés par les nazis, avec la complicité passive des Anglais et des Américains. J'ai compris qu'il ne serait plus jamais possible d'alerter la "conscience du monde", comme me l'avaient demandé les deux hommes du ghetto de Varsovie. Ainsi la destruction ne trouverait bientôt plus d'obstacles. Et lorsque l'insurrection de Varsovie a éclaté, un an plus tard, les Polonais ont cru jusqu'au dernier instant que les Anglais, les Américains et les Soviétiques viendraient pour les sauver. Depuis cette fin d'après-midi, je savais que Varsovie serait abandonnée. J'ai compris qu'il y avait quelque chose d'intransmissible dans ce message.
Franklin D. Roosevelt
Roosevelt venait de terminer son dîner, Il mâchouillait encore un peu, il s'est essuyé la bouche, il tenait à la main une fiche qu'il lisait distraitement. En me serrant la main très fort, il a dit: "Welcome mister Karsky". Il y avait beaucoup de gens qui assistaient à la scène. Debout près de la porte une belle femme vêtue d'un tailleur gris et d'un chemisier blanc prenait des notes.Tandis que j'expliquais à Roosevelt les conditions dans lesquelles la Pologne parvenait à résister aux nazis et aux staliniens, face à moi, Roosevelt semblait engourdi, aussi n'a-t-il pas beaucoup parlé dans cet entretien. De temps en temps, il se tournait vers la femme au chemisier blanc, il ne se gênait pas pour regarder ses jambes. Je parlais abondamment, Roosevelt ne disait rien. je crois qu'il digérait. Je me suis dit : Franklin D. Roosevelt est un homme qui digère - il est en train de digérer l'extermination des Juifs. Il s'st mis à ouvrir lentement la bouche : la réaction va être terrible - mais non, il n'a rien dit: sa bouche s'est un peu tordue, il écrasait un bâillement. Chaque fois qu'il ouvrait la bouche je me préparais à entendre une parole, mais non, encore un bâillement. Et puis au bout d'un moment, Roosevelt a pris la parole, il a dit :"I understand". Il a répété ces mots plusieurs fois. Il m'a semblé que chez Roosevelt la parole était si près du bâillement que parler, c'était comme bâiller. Ce qu'il réprimait en bâillant c'était la parole elle-même, il ne voulait pas comprendre. Plus il disait: "Je comprends" plus il exprimait la volonté inverse. je sentais malgré tout une curiosité maussade qu'on a pour l'étranger qu'on méprise.
Je ne savais rien des accords secrets de Téhéran, la guerre n'était pas finie, et déjà les Anglais et les Américains avaient vendu la Pologne à Staline. À Varsovie, mes amis résistaient pour rien. Face à Roosevelt, dans son bureau de la Maison-Blanche, je me posais la même question que dans le bureau de la Gestapo, lorsque je subissais la torture des SS: comment sortir d'ici. J'avais affronté la violence nazie, j'avais subi la violence des Soviétiques et voilà que je faisais connaissance avec l'insidieuse violence américaine. Comment s'évade-t-on d'un canapé? À la violence du totalitarisme allait se substituer cette violence-là, diffuse, civilisée et qu'en toutes circonstances la démocratie allait maquiller. Le consensus anglo-américain masquait un intérêt commun contre les Juifs. Ni les Anglais ni les Américains ne voulaient venir en aide aux Juifs d'Europe, parce qu'ils craignaient d'être obligés de les accueillir.
Chaque fois qu'un collaborateur de Roosevelt ou de Churchill se demandait quoi faire des Juifs, il se posait la même question qu'Hitler. Heureusement pour les Anglais, heureusement pour les Américains, Hitler n'a pas expulsé les Juifs d'Europe, il les a exterminés.
Toutes les guerres me répugnent. La dernière plus que toute autre.
Je lis Jan Karsky écrit par Yannick Haenel.
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